Mercredi 15 décembre
A bord du Dallas
« Ivan le Fou ! lança Jones, il vient à gauche !
— Okay, arrêtez tout », ordonna Mancuso, tenant à la main les ordres qu’il relisait depuis des heures. Ils ne lui disaient rien qui vaille.
« Tout est stoppé, commandant, répondit l’homme de quart.
— Arrière toute.
— Arrière toute, commandant. » Le servant transmit l’ordre et se retourna d’un air intrigué.
Dans tout le bâtiment, l’équipage entendit le bruit, ce bruit trop fort des vannes qui s’ouvraient pour lâcher la vapeur sur l’arrière des ailettes des turbines, afin de faire tourner l’hélice en sens inverse. Il en résulta aussitôt une vibration et des bruits de cavitation à l’arrière.
« A droite toute !
— La barre est toute à droite, commandant.
— Ici sonar, alerte cavitation, annonça Jones par téléphone.
— Okay, sonar ! » répondit Mancuso sèchement. Il ne comprenait pas ses nouveaux ordres, et ce qu’il ne comprenait pas l’exaspérait.
« Nous sommes à quatre nœuds, annonça le lieutenant de vaisseau Goodman.
— La barre à zéro, stoppez tout.
— La barre est à zéro, commandant », répondit aussitôt l’homme de barre. Il ne voulait pas que le commandant l’engueule. « Commandant, la barre est à zéro. »
« Seigneur ! s’exclama Jones dans le compartiment sonar. Qu’est-ce que fabrique le commandant ? »
Une seconde plus tard, Mancuso entrait au sonar.
« Evolution à gauche en cours, commandant. Il est sur notre arrière à cause de notre propre évolution. » Jones restait aussi neutre que possible. Le ton était néanmoins proche de l’accusation, observa Mancuso.
« On saccage le jeu, Jonesy », répondit froidement le commandant.
« C’est vous le patron », songea Jones, mais il eut le bon sens de ne rien ajouter. Le commandant avait l’air disposé à couper des têtes, et Jones venait déjà d’user sa ration de tolérance pour un mois. Il brancha ses écouteurs sur le réseau sonar déployé.
« Les bruits de moteur diminuent, commandant. Il ralentit. » Jones se tut. Il fallait cependant transmettre la suite. « Commandant, j’ai l’impression qu’il nous a entendus.
— C’est précisément ce qu’il fallait », déclara Mancuso.
A bord d’Octobre rouge
« Sous-marin ennemi, commandant, annonça le michman d’une seule traite.
— Ennemi ? répéta Ramius.
— Américain. Il devait nous suivre, et il a dû reculer pour éviter la collision quand nous avons tourné. Américain, confirmé, sur arrière bâbord, distance moins d’un kilomètre, je crois. » Il tendit à Ramius ses écouteurs.
« 688, déclara Ramius à Borodine. Merde ! Il a dû nous tomber dessus il y a une heure ou deux. Quelle malchance. »
A bord du Dallas
« Okay, Jonesy, cherchez-le et émettez. » Mancuso donnait l’ordre d’émission sonar. Le Dallas avait tourné encore un peu avant de presque s’arrêter.
Jones hésita un instant, continuant à lire le bruit du réacteur sur ses systèmes passifs. Puis il tendit le bras et actionna les transducteurs actifs de la sphère centrale du BQQ-5, à l’arrière.
Ping ! Une onde d’énergie sonore fut dirigée sur le but.
Pong ! L’onde alla heurter la dure coque d’acier et revint sur le Dallas.
« Distance du but, 1 050 mètres », annonça Jones. L’onde de retour fut traitée sur l’ordinateur BC-10 et révéla quelques détails. « Configuration correspond à grosse bête classe Typhon. Inclinaison, soixante-dix environ. Pas d’effet doppler. Il s’est arrêté. » Six émissions supplémentaires confirmèrent cette estimation.
« Bien visé », dit Mancuso. Il éprouvait une certaine petite satisfaction à apprendre qu’il avait correctement évalué le contact. Mais pas énorme.
Jones stoppa l’émetteur, en se disant : « Pourquoi diable fallait-il que je fasse cela ? » Il avait déjà tout fait sauf lu le numéro d’immatriculation sur la coque.
A bord d’Octobre rouge
Tout le monde à bord savait désormais qu’ils étaient repérés. Le faisceau du sonar avait résonné dans toute la coque, et ce n’était pas un bruit bien sympathique à l’oreille d’un sous-marinier. Surtout quand il venait s’ajouter à des problèmes de réacteur, songea Ramius. Peut-être pourrait-il en profiter...
A bord du Dallas
« Quelqu’un en surface, annonça Jones d’une voix tendue. D’où diable arrivent-ils ? Commandant, il n’y avait rien, rien, une minute avant, et maintenant j’entends des bruits de moteurs. Deux, peut-être plus... Je peux vous dire que ce sont deux escorteurs... et quelque chose de plus gros. On dirait qu’ils nous attendent tranquillement là-haut. Il y a une minute ils étaient immobiles. Merde ! Je n’entends plus rien. »
A bord de l’Invincible
« Nous avons assez bien minuté l’affaire, déclara l’amiral White.
— Nous avons eu de la chance, observa Ryan.
— La chance fait partie du jeu, Jack. »
La frégate britannique Bristol fut la première à détecter la présence des deux sous-marins et le tour qu’avait effectué Octobre rouge. Même à cinq milles, les SM étaient presque inaudibles. La manœuvre d’Ivan le Fou s’était terminée à trois milles d’eux, et les bâtiments de surface avaient pu déterminer leur position grâce aux émissions sonar actives du Dallas.
« Deux hélicoptères en route, amiral, annonça le commandant Hunter. Ils seront en place d’ici une minute.
— Signalez au Bristol et au Fife de se placer au vent. Je veux que l’Invincible soit entre eux et le contact.
— Bien, amiral. » Hunter transmit l’ordre au PC transmissions. Les commandants des escorteurs allaient trouver curieux l’ordre d’utiliser un porte-avions pour dissimuler des escorteurs.
Quelques instants plus tard, deux hélicoptères Sea King vinrent tourner au-dessus de la surface, faisant descendre des sonars plongeants au bout d’un câble tout en s’efforçant de maintenir leur position. Ces sonars étaient beaucoup moins puissants que ceux des navires, et ils présentaient des caractéristiques distinctives. Les données qu’ils relevaient étaient transmises digitalement au central de l’Invincible.
A bord du Dallas
« Des Rosbifs, annonça immédiatement Jones. C’est un moteur d’hélicoptère. Le 195, je crois. Cela signifie que le gros bâtiment posté au sud est l’un de leurs porte-avions, commandant, avec une escorte de deux bâtiments. »
Mancuso acquiesça. « C’est l’HMS Invincible. Il était avec nous dans l’exercice Dauphin malin. Nous avons donc l’école britannique, avec leurs meilleurs opérateurs ASM.
— Le gros vient par ici, commandant. Les tours indiquent dix nœuds. Les moulins – il y en a deux – nous ont tous les deux. Pas d’autre SM que je puisse entendre dans les parages. »
A bord de l’Invincible
« Contact sonar positif, annonça le haut-parleur métallique. Deux sous-marins, distance deux milles de l’Invincible, relèvement zéro-deux-zéro.
— Et maintenant, la partie difficile », déclara l’amiral White.
Ryan se trouvait sur la passerelle de l’amiral avec les quatre officiers de la Royal Navy qui étaient dans le secret de la mission, tandis que l’officier ASM d’escadre était au-dessous, au central opérations. L’Invincible remontait très doucement au nord, légèrement sur la gauche du relèvement des contacts, et les cinq hommes balayaient le secteur avec de puissantes jumelles.
« Allons, commandant Ramius, articula Ryan à mi-voix. Vous avez une réputation de grand joueur, prouvez-le. »
A bord d’Octobre rouge
Ramius avait regagné le central, et étudiait la carte d’un air mécontent. Un Los Angeles américain qui lui tombait dessus isolément, c’était une chose, mais il se trouvait là devant une véritable force d’intervention. Et des Anglais, en plus. Pourquoi ? Sans doute un exercice. Les Américains et les Anglais travaillaient souvent ensemble et, par pur accident, Octobre se retrouvait au beau milieu du mouvement. Bon. Il allait devoir leur échapper avant de pouvoir mener à bien ce qu’il avait entrepris. C’était aussi simple que cela. Mais l’était-ce vraiment ? Un sous-marin de chasse, un porte-avions, et deux escorteurs après lui. Quoi d’autre ? Il allait devoir s’en informer, s’il voulait les semer tous. Cela lui prendrait l’essentiel de la journée. Mais pour commencer, il lui fallait voir à qui il était confronté. D’ailleurs, cela leur montrerait qu’il n’avait pas peur, et qu’il pouvait les poursuivre aussi, s’il le désirait.
« Borodine, remontez à l’immersion périscopique. Aux postes de combat. »
A bord de L’Invincible
« Allons, Marko, monte, disait Barclay. Nous avons un message pour toi, mon vieux.
— Hélicoptère trois signale que le but remonte, annonça le haut-parleur.
— Parfait ! » Ryan frappa du poing la rambarde.
White décrocha un téléphone. « Rappelez l’un des hélicoptères. »
La distance d’Octobre rouge était réduite à un mille et demi. L’un des Sea Kings monta et se mit à tourner, rembobinant son transducteur sonar.
« Profondeur du but cent soixante mètres, en remontée. »
A bord d’Octobre rouge
Borodine vidait lentement l’eau des régleurs d’Octobre. Le SNLE augmenta progressivement l’allure jusqu’à quatre nœuds, et presque toute l’énergie requise pour changer d’immersions provenait des barres de plongée. Le starpom prenait garde de monter lentement, et Ramius avait réglé le cap droit sur l’Invincible.
A bord de l’Invincible
« Hunter, demanda l’amiral White, votre morse est-il encore potable ?
— Je le crois, amiral. » Tout le monde était très excité. Quel magnifique coup de chance !
Ryan avait du mal à déglutir. Pendant ces quelques heures où l’Invincible était resté en attente sur la mer agitée, son estomac avait réellement souffert. Les comprimés que lui avait donnés le médecin de bord l’aidaient, mais l’excitation qu’il éprouvait maintenant aggravait sérieusement le problème. La passerelle surplombait la mer avec un à-pic de trente mètres. « Bon, se dit-il, si je dois dégueuler, la voie est libre. Et puis merde. »
A bord du Dallas
« Bruits de coque, annonça Jones. Je crois qu’il monte.
— Monte ? répéta Mancuso, soudain surpris. Ouais, ça concorde. C’est un vrai cow-boy. Il veut voir l’obstacle avant de s’enfuir. Ça correspond bien. Je parie qu’il ne sait pas où nous venons de passer ces deux derniers jours. » Le commandant se dirigea vers le central d’attaque, à l’avant.
« On dirait qu’il remonte, commandant, observa Mannion en scrutant le tableau d’attaque. C’est idiot. » Mannion avait une opinion très précise des commandants de sous-marins qui comptaient sur leur périscope. Trop d’entre eux passaient trop de temps à monter regarder le monde. Il se demandait dans quelle mesure il s’agissait d’une réaction au confinement de la vie à bord, comme pour vérifier qu’il existait vraiment un monde, là-haut, pour s’assurer que les instruments fonctionnaient correctement. Entièrement humain, se disait Mannion, mais cela rend vulnérable...
« Nous montons aussi, commandant ?
— Ouais, en douceur. »
A bord de l’Invincible
Le ciel était envahi de nuages blancs et cotonneux, au ventre gris et alourdi d’une menace de pluie. Un vent de vingt nœuds soufflait du sud-ouest, et des crêtes blanches coiffaient le sommet des lames sombres. Ryan voyait le Bristol et le Fife maintenir leur position au vent. Sans aucun doute, les commandants devaient marmonner des paroles bien senties à l’encontre de cette disposition. Les escorteurs américains détachés la veille étaient à présent en route pour rencontrer le New Jersey.
White parlait de nouveau au téléphone. « Commandant, prévenez-moi dès que nous aurons un écho radar dans la zone visée. Braquez tout sur ce secteur-là. Je veux également être informé de tout signal sonar, je répète, tout signal sonar, provenant du secteur... C’est cela. Profondeur du but ? Très bien. Rappelez le second hélicoptère, je les veux tous les deux postés sous le vent. »
Ils étaient tous convenus que le meilleur moyen de transmettre le message, serait d’utiliser un fanal morse lumineux. Seule une personne placée en ligne de vue directe pourrait lire le signal. Hunter s’approcha du fanal, tenant à la main le feuillet que lui avait remis Ryan. Les officiers-mariniers et timoniers normalement de quart sur la passerelle avaient disparu.
A bord d’Octobre rouge
« Trente mètres, commandant », annonça Borodine. Au central, le personnel était à son poste de combat.
« Périscope », ordonna calmement Ramius. Le tube de métal huilé grimpa en grinçant sous la force de la pression hydraulique. Le commandant tendit sa casquette au jeune officier de quart pour pouvoir se pencher vers l’oculaire. « Ainsi donc, nous avons là trois bâtiments impérialistes. L’Invincible ! Quel nom pour un navire ! plaisanta-t-il pour l’assistance. Deux escorteurs, le Bristol et un croiseur de la classe Country. »
A bord de l’Invincible
« Périscope, tribord arrière ! annonça le haut-parleur.
— Je le vois s’exclama Barclay. Il est là ! »
Ryan fit un effort pour l’apercevoir. « Je l’ai. » On aurait dit un petit balai dressé dans l’eau, à environ un mille. Au passage des lames, le bas de la partie visible du périscope scintillait.
« Hunter », appela White d’une voix neutre. Sur la gauche de Ryan, le commandant entreprit d’actionner le levier qui ouvrait et refermait les volets du fanal.
A bord d’Octobre rouge
Ramius ne le vit pas tout de suite. Il scrutait le cercle complet de l’horizon, à la recherche d’éventuels autres navires ou d’avions.
Quand il eut terminé, l’éclat de la lumière attira son regard. Il s’efforça aussitôt d’interpréter le signal. Il lui fallut un moment pour se rendre compte que cela s’adressait à lui.
AAA AAA AAA OCTOBRE ROUGE OCTOBRE ROUGE ; POUVEZ-VOUS LIRE CECI POUVEZ-VOUS LIRE CECI VEUILLEZ SIGNALER PAR UNE ÉMISSION SONAR SI VOUS POUVEZ LIRE CECI VEUILLEZ SIGNALER PAR UNE ÉMISSION SONAR SI VOUS POUVEZ LIRE CECI AAA AAA AAA OCTOBRE ROUGE OCTOBRE ROUGE POUVEZ-VOUS LIRE CECI
Le message se répétait continuellement. Le message sautillait maladroitement, mais Ramius n’y prêta pas attention. Il traduisit le message anglais dans sa tête, croyant d’abord intercepter un texte adressé au sous-marin américain. Ses jointures blanchirent sur les poignées du périscope, tandis qu’il traduisait mentalement le signal.
« Borodine, déclara-t-il finalement, après avoir relu le message une quatrième fois, nous allons faire un petit exercice de visée sur l’Invincible. Merde, le réglage du périscope est brouillé. Une seule émission sonar, camarade. Juste une, pour la distance. »
Ping !
A bord de l’Invincible
« Une émission sonar dans le relèvement du contact, amiral, on dirait que c’est du soviétique », annonça le haut-parleur.
White décrocha son téléphone. « Merci. Tenez-nous au courant. » Il raccrocha. « Eh bien, messieurs...
— Il l’a fait ! s’exclama Ryan. Vite, la suite, pour l’amour du ciel !
— Tout de suite. » Hunter grimaçait un sourire de fou.
OCTOBRE ROUGE OCTOBRE ROUGE VOTRE FLOTTE ENTIÈRE VOUS POURSUIT VOTRE FLOTTE ENTIÈRE VOUS POURSUIT VOTRE ROUTE EST BLOQUÉE PAR NOMBREUX BÂTIMENTS NOMBREUX SOUS-MARINS D’ATTAQUE ATTENDENT POUR VOUS DÉTRUIRE RÉPÉTONS NOMBREUX SOUS-MARINS D’ATTAQUE ATTENDENT POUR VOUS DÉTRUIRE RENDEZ-VOUS POINT 33N 75W NOS NAVIRES VOUS ATTENDENT RÉPÉTONS RENDEZ-VOUS POINT 33N 75W NOS NAVIRES VOUS ATTENDENT SI COMPRIS ET D’ACCORD VEUILLEZ FAIRE NOUVELLE ÉMISSION SONAR
A bord d’Octobre rouge
« Distance du but, Borodine ? » interrogea Ramius, regrettant de n’avoir pas plus de temps, tandis que le message se répétait inlassablement.
« Deux mille mètres, commandant. Une belle cible appétissante, si nous...» La voix du starpom s’éteignit devant l’expression qu’arborait son commandant.
« Ils connaissent notre nom, songeait Ramius, ils connaissent notre nom ! Comment est-ce possible ? Ils savaient où nous trouver – exactement ! Comment ? Que peuvent donc bien savoir les Américains ? Depuis combien de temps ce Los Angeles nous suit-il ? Décide-toi – il faut décider ! »
« Camarade, encore une émission sur le but, juste une ! »
A bord de l’Invincible
« Encore une émission, amiral.
— Merci. » White se tourna vers Ryan. « Eh bien, Jack, il semblerait que votre évaluation des indices ait été correcte. C’est très bien.
— Très bien, mon cul, mylord ! J’avais raison ! Nom de Dieu ! » Ryan jeta les bras en l’air, oubliant complètement son mal de mer. Puis il se calma. L’occasion exigeait plus de dignité. « Veuillez m’excuser, amiral. Nous avons diverses choses à faire. »
A bord du Dallas
« Flotte entière vous poursuit... rendez-vous carreau 33N 75W. Que diable se passe-t-il ? » se demanda Mancuso en attrapant la fin du second signal.
« Ici sonar. Recevons bruits de coque du but. Son immersion change. Bruits de moteurs accrus.
— Descendez le périscope. » Mancuso décrocha le téléphone. « Très bien, sonar. Du nouveau, Jones ?
— Non, commandant. Les hélicoptères sont partis, et aucune émission en provenance des bâtiments de surface. Qu’est-ce que ça donne, commandant ?
— Pas idée. » Mancuso hocha longuement la tête, tandis que Mannion ramenait le Dallas en position de poursuite derrière Octobre rouge. Que diable se passait-il là-bas ? se demandait le commandant. Pourquoi un porte-avions britannique envoyait-il des signaux à un sous-marin soviétique, et pourquoi lui donnaient-ils rendez-vous au large des Carolines ? Quels sous-marins lui bloquaient la route ? Impossible. Voyons, impossible...
A bord de l’Invincible
Ryan se trouvait au poste central de transmissions du bord.
« MAGE À OLYMPE, entra-t-il dans le codeur spécial que lui avait confié la CIA, AI JOUÉ MA MANDOLINE CE JOUR. SON EXCELLENT. PRÉVOYONS PETIT CONCERT LIEU HABITUEL. ESPÉRONS BONNES CRITIQUES. ATTENDONS INSTRUCTIONS. » Ryan avait bien ri en découvrant les mots de code qu’il lui faudrait utiliser. Il riait encore maintenant, mais pour une autre raison.
A la Maison-Blanche
« Ainsi donc, commença Pelt, Ryan s’attend à réussir la mission. Tout se déroule comme prévu, mais il n’a pas employé le mot de code pour le succès assuré. »
Le président s’adossa confortablement dans son fauteuil. « Il est honnête. Il peut toujours arriver quelque chose. Mais il faut bien admettre quand même que tout semble aller parfaitement.
— Ce plan des états-majors est complètement fou, monsieur le président.
— Peut-être, mais voici plusieurs jours que vous essayez d’y percer une faille, et vous n’y arrivez pas. Les pièces vont rapidement se mettre en place. »
Le président faisait l’esprit fort, observa Pelt. Il aimait cela.
A bord de l’Invincible
« OLYMPE À MAGE. J’AIME LA MUSIQUE ANCIENNE SUR MANDOLINE. CONCERT APPROUVÉ », disait le message.
Ryan se carra dans son fauteuil et but une gorgée de cognac. « Voilà qui est parfait. Je me demande qu’elle sera l’étape suivante du plan ?
— Je pense que Washington nous en informera. Pour le moment, dit White, nous allons devoir revenir à l’ouest, pour nous placer entre Octobre et la flotte soviétique. »
A bord de l’Avalon
Le lieutenant de vaisseau Ames observait la scène par le minuscule hublot avant de l’Avalon. L’Alfa gisait sur le flanc bâbord. Il était visiblement tombé d’abord sur l’arrière, violemment. Une pale de l’hélice était arrachée, et le gouvernail inférieur écrasé. Tout l’arrière pouvait être démoli pour de bon ; c’était difficile à dire, avec cette mauvaise visibilité.
« Avant lente », ordonna-t-il. Derrière lui, un enseigne et un premier maître maniaient les instruments et s’apprêtaient à déployer le bras manipulateur préalablement monté sur leur mini-sous-marin, et qui était équipé d’une caméra de télévision et de projecteurs. Ce matériel leur offrait un champ de vision un peu plus large que celui des hublots. Le DSRV rampait à une vitesse de un nœud. La visibilité était inférieure à vingt mètres, malgré les millions de bougies d’éclairage des phares avant.
Le fond marin à cet endroit formait une pente dangereuse de limon alluvial parsemé de grosses roches. Manifestement, seul son gouvernail planté comme une cale dans le sol avait empêché l’Alfa de glisser plus bas.
« Mon Dieu ! » Le premier maître l’avait vu en premier. Il y avait une fissure dans la coque de l’Alfa... non ?
« Accident de réacteur, diagnostiqua Ames d’une voix clinique, détachée. Quelque chose a brûlé et transpercé la coque. Seigneur, et c’est du titane ! Complètement traversé, de part en part. Et en voilà un autre – deux brûlures. Celle-ci est plus importante, elle doit faire un bon mètre de large. Pas besoin de se demander ce qui l’a coulé, les gars. Voilà deux compartiments éventrés. » Ames consulta l’indicateur d’immersion : 600 mètres. « Tout cela est enregistré ?
— Oui, commandant, répondit l’électricien. Vilaine façon de mourir, les pauvres.
— Ouais, ça dépend de ce qu’ils manigançaient. » Ames manœuvra son Avalon autour de l’étrave de l’Alfa, maniant l’hélice directionnelle avec prudence et réglant l’assiette de manière à pouvoir longer l’autre côté, qui se trouvait sur le dessus du sous-marin mort.
« Voyez-vous la preuve de la fracture de la coque ?
— Non, répondit l’enseigne, seulement les deux brûlures. Je me demande ce qui s’est passé ?
— Un syndrome chinois pour de bon. C’est finalement arrivé à quelqu’un. » Ames hocha la tête. S’il y avait bien une chose que la marine prêchait, à propos des réacteurs, c’était la sécurité. « Amenez le transducteur contre la coque. Nous allons voir s’il reste quelqu’un vivant à l’intérieur.
— Oui, commandant. »
L’électricien manipula les commandes du waldo, tandis qu’Ames s’efforçait de maintenir l’Avalon totalement immobile. Aucune de ces tâches n’était aisée. Le DSRV oscillait, presque posé sur le kiosque. S’il y avait des survivants, ils ne pouvaient être qu’au central ou à l’avant. Aucune vie n’était possible à l’arrière. « Okay, j’ai établi le contact. »
Les trois hommes écoutaient intensément, espérant entendre quelque chose. Leur métier consistait à chercher, trouver et sauver. Eux-mêmes sous-mariniers, ils prenaient cela très au sérieux. « Ils dorment peut-être. »
L’enseigne brancha le sonar localisateur. Les ondes à haute fréquence résonnèrent dans les deux sous-marins. Cela faisait un bruit à réveiller les morts, mais ils n’obtinrent aucune réaction. Les réserves d’air du Politovsky étaient épuisées depuis la veille.
« Et voilà », conclut doucement Ames. Il entreprit une manœuvre de remontée, pendant que l’électricien rentrait le bras manipulateur, en cherchant un endroit où déposer un transpondeur sonar. Ils reviendraient quand les conditions météo en surface se seraient améliorées. La marine n’allait pas laisser passer cette occasion d’examiner un Alfa, et le Glomar Explorer n’attendait que de servir, quelque part sur la côte Ouest. Allait-on le remettre en état ? Ames n’aurait pas parié le contraire.
« Avalon, Avalon, ici Scamp...» Au téléphone, la voix était déformée, mais reconnaissable. «... Remontez immédiatement. Répondez.
— Scamp, ici Avalon. Nous remontons. »
Le Scamp venait de recevoir un message ELF, et avait dû remonter brièvement à l’immersion périscopique, pour recevoir un ordre opérationnel Flash. « RENDEZ-VOUS LE PLUS VITE POSSIBLE AU POINT 33N 75W. » Le message ne disait pas pourquoi.
Au quartier général de la CIA
« Cardinal est toujours avec nous, annonça Moore à Ritter.
— Dieu soit loué. » Ritter s’assit.
« Il y a un signal en route. Cette fois, il n’a pas essayé de se faire flamber en nous l’adressant. Son séjour à l’hôpital l’aura peut-être effrayé un peu. Je lui adresse une nouvelle proposition pour le faire sortir.
— Encore ?
— Bob, nous sommes bien obligés de faire le geste.
— Je sais. J’ai moi-même fait faire une proposition dans ce sens, il y a quelques années. Ce vieux salaud ne veut absolument pas passer la main. Vous savez comment ça marche. Il y a des gens qui adorent l’action. Ou bien c’est qu’il n’a pas encore assouvi sa rage... Je viens de recevoir un appel du sénateur Donaldson. » Donaldson présidait la commission restreinte de contrôle des services secrets.
« Ah ?
— Il veut savoir ce que nous savons des événements actuels. Il ne croit pas à cette histoire de mission de sauvetage, et il pense que nous en connaissons une autre. »
Le juge Moore se carra dans son fauteuil. « Je me demande qui a bien pu lui fourrer une idée pareille dans la tête.
— Ouais. J’ai une petite idée qui pourrait marcher. Je crois qu’il est temps, et l’occasion qui s’offre est parfaite. »
Les deux hauts fonctionnaires en discutèrent pendant une heure et, avant que Ritter ne parte pour le Sénat, ils s’assurèrent l’accord du président.
Washington DC
Donaldson fit attendre Ritter dans un salon attenant pendant un quart d’heure, en lisant son journal. Il voulait montrer à Ritter quelle était sa vraie place. Certaines observations du directeur des services secrets, relatives aux fuites provenant du Sénat, avaient touché un point sensible chez le sénateur du Connecticut, et il jugeait essentiel de faire comprendre aux fonctionnaires la différence entre eux-mêmes et les représentants élus du peuple.
« Désolé de vous avoir fait attendre, monsieur Ritter. » Donaldson ne montra aucune velléité de se lever ou de lui serrer la main.
« Ce n’est pas grave, monsieur. J’en ai profité pour lire une revue. Pas souvent l’occasion, avec tout le travail que j’ai. » Ils s’affrontaient d’emblée.
« Alors, que manigancent les Soviétiques ?
— Monsieur le sénateur, avant d’aborder ce sujet, je dois vous dire ceci : pour cet entretien, j’ai dû obtenir l’accord préalable du président. Ces renseignements ne s’adressent qu’à vous, et personne d’autre ne peut en avoir connaissance. Personne. Ces consignes proviennent directement de la Maison-Blanche.
— Je ne suis pas le seul membre de cette commission, monsieur Ritter.
— Monsieur, si je n’ai pas votre parole d’homme d’honneur, insista Ritter avec un sourire, je ne vous révélerai rien. Tels sont mes ordres. Je travaille pour l’exécutif, monsieur le sénateur. Je reçois mes ordres directement du président. » Ritter espérait que son matériel d’enregistrement marchait bien.
« D’accord », déclara Donaldson à contrecœur. Ces stupides restrictions le fâchaient, mais il était content de savoir qu’il apprendrait toute l’affaire. « Allez-y.
— Honnêtement, monsieur le sénateur, nous ne sommes pas vraiment sûrs de ce qui se passe.
— Ah, vous m’avez donc fait jurer le secret pour que je ne puisse dire à personne que la CIA, une fois de plus, ignore ce qui se passe ?
— J’ai dit que nous ne le savions pas exactement. Mais nous savons cependant un certain nombre de choses. Nos renseignements proviennent essentiellement des Israéliens, et aussi des Français. De ces deux sources, nous avons appris que la marine soviétique avait de sérieuses difficultés.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Ils ont perdu un sous-marin.
— Au moins un, mais ce n’est pas le vrai problème. Quelqu’un, nous semble-t-il, à joué un tour au commandement opérationnel de la Flotte soviétique du nord. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, mais je pense que ce sont les Polonais.
— Pourquoi les Polonais ?
— Je n’en suis pas absolument sûr, mais les Français et les Israéliens sont très liés avec les Polonais, et les Polonais ont un vieux contentieux avec les Russes. Je sais – tout au moins, je crois savoir – que cela ne provient pas d’une agence de renseignements occidentale.
— Alors, que se passe-t-il ? voulut savoir Donaldson.
— A notre avis, quelqu’un a fabriqué au moins un faux, et peut-être même trois, dans le but de créer un véritable branle-bas de combat dans la marine soviétique – mais quels que soient les faits exacts, ils ont échappé à tout contrôle. Beaucoup de gens se donnent un mal de chien pour couvrir leurs arrières, d’après les Israéliens. C’est une supposition de ma part, mais je crois qu’ils sont parvenus à modifier les ordres opérationnels d’un sous-marin, puis à forger de toutes pièces une lettre du commandant menaçant de lancer ses engins. Le plus étonnant, c’est que les Russes ont marché. » Ritter fronça le sourcil. « Mais nous pouvons aussi très bien avoir tout vu à l’envers. Tout ce que nous savons avec certitude, c’est que quelqu’un, sans doute les Polonais, a joué un sale tour fabuleux aux Soviétiques.
— Et ce n’est pas nous ? insinua Donaldson.
— Non, monsieur le sénateur, absolument pas ! Si nous tentions quelque chose de ce genre – et même si nous réussissions, ce qui est peu probable –, ils risqueraient de vouloir ensuite nous en faire autant. Et ce pourrait être le début d’une guerre – vous savez bien que le président ne nous le permettrait jamais.
— Mais quelqu’un de la CIA pourrait se moquer de ce que pense le président.
— Pas dans mon département ! Je risquerais ma tête ! Croyez-vous vraiment que nous pourrions lancer une opération de ce genre, et réussir à la garder secrète ? Ah, sénateur, je voudrais bien que nous en soyons capables.
— Pourquoi les Polonais, et pourquoi en sont-ils capables ?
— Depuis un certain temps, nous entendons parler d’une faction dissidente au sein de leur communauté de renseignements, une faction qui n’aime pas particulièrement les Soviétiques. On peut trouver plusieurs raisons à cela. Il y a d’abord leur inimitié fondamentale, et puis les Russes semblent oublier que les Polonais sont d’abord polonais, et communistes ensuite. Personnellement, je suppose que c’est cette affaire avec le pape, plus encore que cette histoire de loi martiale. Nous savons que notre vieil ami Andropov a entamé une reprise de l’affaire Henry II-Becket. Le pape apporte beaucoup de prestige à la Pologne, et fait pour le pays des choses qu’apprécient même les membres du Parti. Voilà que les Russkoffs sont allés cracher sur leur patrie – et vous vous étonnez qu’ils soient furieux ? Quant à leur compétence, les gens semblent oublier quel service d’élite ils ont toujours eu. Ce sont eux qui ont fait la découverte de Enigma en 1939, et non pas les Britiches. Ils sont sacrement efficaces, pour la même raison qu’Israël. Ils ont des ennemis à l’Est et à l’Ouest. Ce genre de situation fait les bons agents. Nous savons avec certitude qu’ils ont beaucoup de gens à l’intérieur de l’Union soviétique, des travailleurs qui remboursent Narmonov pour l’aide économique qu’il accorde à leur pays. Nous savons également que beaucoup d’ingénieurs polonais travaillent sur les chantiers navals d’Union soviétique. J’avoue que c’est assez drôle, car aucun de ces deux pays n’a de véritable tradition maritime, mais les Polonais construisent une bonne partie des navires marchands russes. Leurs chantiers sont plus actifs que les russes et, ces derniers temps, ils ont fourni une assistance technique, surtout dans le domaine du contrôle de qualité, sur les chantiers de construction navale.
— Donc, les services secrets polonais ont joué un tour aux Soviétiques, résuma Donaldson. Gorchkov est l’un des types qui ont pris une ligne dure dans les questions d’intervention, non ?
— C’est vrai, mais il n’est sans doute qu’une cible d’occasion. Le vrai but de l’opération consistait à embarrasser Moscou. Le fait qu’elle attaque la marine soviétique ne signifie rien en soi. Il s’agit de déchaîner l’enfer dans leurs circuits militaires supérieurs, et ils se retrouvent tous à Moscou. Ah, je voudrais bien savoir ce qui se passe exactement ! D’après les cinq pour cent que nous savons, cette opération ne peut être qu’un chef-d’œuvre, de l’étoffe dont on fait les légendes. Nous travaillons dessus, nous essayons d’en savoir plus. De même que les Anglais, les Français et les Israéliens... Il paraît que Benny Herzog, du Mossad, est absolument fou furieux. Les Israéliens se font une règle déjouer ce genre de tours à leurs voisins, de temps en temps. Ils prétendent officiellement qu’ils n’en savent pas davantage que ce qu’ils nous disent. C’est possible. Mais il se pourrait également qu’ils aient fourni une aide technique aux Polonais... Difficile à dire. Il est certain que la marine soviétique menace directement Israël. Mais il nous faut encore du temps. La participation israélienne paraît un peu trop à propos, pour le moment.
— Mais vous ne savez pas ce qui se passe, seulement le comment et le pourquoi.
— Sénateur, ce n’est pas si facile. Donnez-nous un peu de temps. Pour l’instant, nous pourrions même ne pas vouloir savoir. Pour résumer, quelqu’un a joué un colossal tour de désinformation à la marine soviétique. L’objectif était sans doute de les secouer, mais il a manifestement été dépassé. Comment ou pourquoi, nous l’ignorons. Mais il y a cependant fort à parier que celui qui a fait le coup se donne maintenant beaucoup de mal pour couvrir ses arrières. » Ritter voulait que le sénateur comprenne bien cela. « Si les Soviétiques découvrent le coupable, la réponse sera brutale – soyez-en sûr. Les Israéliens nous doivent un ou deux trucs, et ils finiront bien par nous dire de quoi il retourne.
— En échange de quelques F-15 et d’une compagnie de tanks, observa Donaldson.
— Pas cher pour ce que ça vaut.
— Mais si nous ne sommes pas impliqués là-dedans, pourquoi ce secret ?
— Vous m’avez donné votre parole, sénateur, lui rappela Ritter. D’abord, si le bruit s’en répand, les Soviétiques pourront-ils croire que nous n’y sommes pour rien ? Improbable ! Nous nous efforçons de civiliser le jeu du renseignement. C’est-à-dire que nous restons ennemis, mais que l’entretien du conflit entre les divers services secrets gâche trop d’énergies, et qu’il est dangereux pour les deux camps. Ensuite, eh bien, si nous finissons par apprendre un jour comment tout cela s’est produit, nous pourrions vouloir nous en servir nous-mêmes.
— Ces motifs sont contradictoires. »
Ritter sourit. « Le jeu du renseignement est ainsi fait. Si nous découvrons qui l’a fait, nous pourrons utiliser l’information à notre avantage. Quoi qu’il en soit, sénateur, j’ai votre parole, et j’en informerai le président dès mon retour à Langley.
— Très bien. » Donaldson se leva. L’entretien s’achevait. « Je compte bien que vous nous tiendrez informés des développements de la situation.
— C’est notre devoir, monsieur le sénateur. » Ritter se leva.
« En effet. Merci d’être venu. » Ils ne se serrèrent pas la main cette fois non plus.
Ritter sortit dans le corridor sans passer par la pièce attenante. Il s’arrêta pour jeter un coup d’œil en bas, dans le hall de l’immeuble Hart, qui lui rappelait l’hôtel Hyatt. Contrairement à son habitude, il descendit au rez-de-chaussée par l’escalier, au lieu de prendre l’ascenseur. Il avait eu la chance de marquer un point magistral. Sa voiture l’attendait dehors, et il se fit conduire aux bureaux du FBI.
« Ce n’est pas une opération de la CIA ? s’enquit Peter Henderson, premier assistant du sénateur.
— Non, je crois à ce qu’il m’a dit, répondit Donaldson. Il n’est pas assez intelligent pour avoir monté un coup pareil.
— Je ne comprends pas pourquoi le président ne s’en débarrasse pas, observa Henderson. Evidemment, avec ces gens-là, mieux vaut qu’ils soient incompétents. » Le sénateur acquiesça.
En regagnant son bureau, Henderson baissa le store vénitien de sa fenêtre, bien que le soleil fût de l’autre côté du bâtiment. Une heure plus tard, le chauffeur d’un taxi Black & White leva les yeux en passant et en prit note mentalement.
Henderson travailla tard ce soir-là. L’immeuble Hart était presque vide, car la plupart des sénateurs avaient quitté la ville. Donaldson n’était resté que pour ses affaires personnelles, et pour garder un œil sur la situation. En tant que président de la commission restreinte de contrôle des services secrets, il lui incombait plus de tâches qu’il n’aurait voulu en cette période de l’année. Henderson descendit en ascenseur dans le hall principal de l’immeuble, avec l’air du parfait premier assistant de sénateur – complet gris trois pièces, coûteux attaché-case en cuir, coupe de cheveux irréprochable, et la démarche alerte en franchissant la porte. Un taxi Black & White apparut, et s’arrêta pour faire descendre un client.
Henderson y monta.
« Watergate », annonça-t-il. Il ne prononça rien d’autre avant que le taxi eût parcouru plusieurs centaines de mètres.
Henderson occupait un simple studio dans l’immeuble du Watergate, ironie dont il avait lui-même souvent conscience. En parvenant à sa destination, il ne donna aucun pourboire au chauffeur. Une femme monta dans la voiture au moment où il pénétrait chez lui. A Washington, les taxis travaillent beaucoup en début de soirée.
« Université de Georgetown, s’il vous plaît. » C’était une jolie jeune femme aux cheveux roux sombre, encombrée d’une pile de livres.
« Cours du soir ? interrogea le chauffeur en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.
— Examens, répondit la fille avec un peu d’embarras. En psycho.
— Le mieux pour les examens, c’est d’être détendu », lui conseilla le chauffeur.
L’agent spécial Hazel Loomis posa ses livres tant bien que mal sur ses genoux, et fit tomber son sac. « Oh, merde. » Elle se pencha pour le ramasser et, ce faisant, récupéra le minuscule magnétophone qu’un autre agent avait déposé sous le siège du conducteur.
Elle fut à l’université en quinze minutes. Il y en avait pour trois dollars quatre-vingt-cinq. Loomis donna un billet de cinq dollars au chauffeur en lui disant de garder la monnaie. Elle traversa le campus à pied, et monta dans une Ford qui la conduisit directement à l’immeuble J. Edgar Hoover. Cette manœuvre avait demandé beaucoup de travail – et elle se déroulait avec tant de facilité !
« Toujours, quand l’Ours arrive en vue. » L’inspecteur qui suivait l’affaire bifurqua à gauche, dans Pennsylvania Avenue. « Le problème, c’est de commencer par débusquer l’Ours. »
Le Pentagone
« Messieurs, je vous ai fait venir parce que vous êtes tous des officiers de renseignements professionnels, compétents dans les questions de sous-marins, et parlant le russe, déclara Davenport aux quatre officiers assis dans son bureau. J’ai besoin d’officiers répondant à ces critères. Il s’agit d’une affectation volontaire, qui pourrait impliquer un danger considérable – nous ne pouvons pas encore le savoir avec certitude. La seule chose que je puisse dire, c’est que je vous propose un travail rêvé, pour un officier de renseignements – mais un travail rêvé dont vous ne pourrez jamais parler à personne. Nous sommes tous habitués à cela, n’est-ce pas ? » Davenport hasarda l’un de ses rares sourires. « Comme on dit au cinéma, si vous voulez être dans le coup, très bien ; sinon, vous pouvez vous en aller maintenant, et on n’en reparlera plus jamais. Ce serait trop vouloir qu’espérer voir des hommes s’exposer aveuglément au danger. »
Bien entendu, personne ne s’en alla ; ce n’était pas le genre des hommes qui se trouvaient rassemblés là. Et puis ils savaient qu’on en reparlerait, au contraire ; Davenport avait une mémoire redoutable. C’étaient de vrais officiers. L’une des compensations, pour le fait de porter un uniforme et de gagner moins d’argent qu’un homme d’égale compétence dans le monde réel, c’était le risque de se faire tuer.
« Merci, messieurs. Je pense que vous ne le regretterez pas. » Davenport se leva, et tendit à chacun une enveloppe brune. « Vous allez bientôt avoir l’occasion d’examiner un sous-marin lance-engins soviétique... de l’intérieur. »
Quatre paires d’yeux cillèrent à l’unisson.
33N 75W
Le SM américain Ethan Allen avait gagné sa position depuis plus de trente heures, et tournait dans un rayon de cinq milles à soixante-dix mètres d’immersion. Rien ne pressait. Il avançait juste assez vite pour maintenir sa direction, le réacteur ne produisant que dix pour cent de sa capacité. Le maître timonier donnait un coup de main à la cuisine.
« Première fois de ma vie que je fais ça sur un sous-marin », observa l’un des officier de l’Allen, qui, tenant lieu de cuisinier, battait une omelette.
Le maître timonier soupira imperceptiblement. Ils auraient dû partir avec un vrai cuisinier, mais le leur n’était encore qu’un gamin, et tous les hommes embarqués avaient plus de vingt ans de service. Tous étaient des techniciens à l’exception du maître timonier, qui pouvait faire face à un grille-pain dans ses bons jours.
« Vous faites souvent la cuisine, chez vous ?
— Oui, assez. Mes parents avaient un restaurant à Pass Christian. Voici l’omelette cajun, spécialité de ma mère. Dommage que nous n’ayons pas de bar. Je pourrais vous faire des trucs formidables, avec du bar et du citron. Vous aimez la pêche ?
— Non. » Le petit groupe d’officiers et de techniciens travaillait dans une atmosphère détendue, et le maître timonier était un homme habitué à la discipline et au respect de la hiérarchie. « Commandant, puis-je vous demander ce que nous fichons là ?
— Je voudrais bien le savoir. Nous attendons quelque chose.
— Mais quoi, commandant ?
— Du diable si j’en sais quelque chose. Voulez-vous me passer ces cubes de jambon ? Et vérifier le pain dans le four ? Il devrait être prêt. »
A bord du New Jersey
Le contre-amiral Eaton était perplexe. Son groupe de combat s’étendait sur vingt milles au sud des Russes. S’il n’avait pas fait nuit, il aurait pu voir la haute structure du Kirov se découper sur l’horizon, de sa passerelle d’amiral. Les escorteurs formaient une vaste ligne en deçà du croiseur de combat, et émettaient au sonar, pour retrouver un sous-marin.
Depuis que l’aviation avait lancé sa fausse attaque, les Soviétiques filaient doux. C’était pour le moins singulier. Le New Jersey et ses escorteurs surveillaient sans répit la formation russe et, pour plus de sûreté, deux chasseurs Sentry veillaient aussi. Le redéploiement des Russes avait fait basculer la responsabilité d’Eaton sur le groupe Kirov. Cela lui convenait. Ses principales tourelles d’artillerie étaient rentrées, mais les canons étaient chargés, et les postes de contrôle de tir prêts à entrer en action. Le Tarawa se trouvait à trente milles au sud, avec son escadrille de Harriers prête à décoller en cinq minutes. Les Soviétiques devaient bien le savoir, même si leurs hélicoptères ASM n’avaient pas approché un bâtiment américain à moins de cinq milles depuis deux jours. Les bombardiers Bear et Backfire qui les survolaient en faisant la navette avec Cuba – il y en avait fort peu, et ceux qui regagnaient l’Union soviétique allaient aussi vite qu’ils le pouvaient pour faire demi-tour – ne pouvaient pas manquer de rapporter ce qu’ils voyaient. Les navires américains étaient en formation d’attaque déployée, et les missiles du New Jersey et de ses escorteurs recevaient un flux continu d’informations transmises par les senseurs. Et les Russes les ignoraient. Leurs seules émissions électroniques étaient les radars ordinaires de navigation. Bizarre.
Après une course de cinq mille milles pour accourir de l’Atlantique Sud, le Nimitz se trouvait à portée de vol ; le porte-avions et ses escorteurs nucléaires, le California, le Bainbridge et le Truxtun, n’étaient plus qu’à quatre cents milles au sud, suivis à une demi-journée de navigation par le groupe de combat America. Quant au Kennedy, il était stationné à cinq cents milles à l’est. Les Soviétiques allaient devoir réfléchir au danger que représentaient trois formations de porte-avions à leurs trousses, et plusieurs centaines d’appareils basés à terre et revenant progressivement du sud, de base en base. Peut-être cela expliquait-il leur passivité.
Les bombardiers Backfire se faisaient escorter par relais depuis l’Islande, d’abord par les Tomcats de l’escadrille navale de Saratoga, puis par les Phantoms opérant dans le Maine, qui confiaient ensuite les avions russes aux Eagles et aux Fighting Falcons, qui surveillaient la côte au sud presque jusqu’à Cuba. On ne pouvait guère douter de l’intérêt extrême des Etats-Unis, même si les unités américaines ne harcelaient plus les Russes activement. Ce qui satisfaisait bien Eaton. Il n’y avait plus rien à gagner à les harceler et, de toute façon, ce groupe de combat pouvait s’il le fallait passer de l’état de paix à celui de guerre en moins de deux minutes.
Les appartements du Watergate
« Excusez-moi, je viens d’emménager, juste au bout du couloir, et mon téléphone n’est pas encore branché. Pourrais-je passer un coup de fil de chez vous ? »
Henderson arriva rapidement à la décision. Un mètre soixante, des cheveux auburn, des yeux gris, une ligne très correcte, un sourire éblouissant et des vêtements de bon ton. « Bien sûr. Bienvenue à Watergate. Entrez.
— Merci. Je m’appelle Hazel Loomis. Mes amis me surnomment Sissy. » Elle lui tendit la main.
« Pete Henderson. Le téléphone est dans la cuisine. Je vais vous montrer. » L’avenir s’illuminait. Il venait de mettre fin à une liaison difficile avec l’une des secrétaires du sénateur, et ils en avaient tous deux souffert.
« J’espère que je ne vous dérange pas ? Vous avez quelqu’un ?
— Non, je suis seul avec la télé. Vous êtes nouvelle à Washington ? La folle vie nocturne n’y est pas aussi folle qu’on le raconte ! Tout au moins, pas quand il faut se lever le lendemain pour aller travailler. Où travaillez-vous – je crois comprendre que vous êtes célibataire ?
— C’est cela. Je suis programmatrice à DARPA, et je ne puis évidemment pas en parler beaucoup. »
Que de bonnes nouvelles ! songea Henderson. « Voici le téléphone. »
Loomis jeta un coup d’œil autour d’elle comme pour examiner la décoration de la pièce, puis fouilla dans son sac et en tira une pièce de dix cents, qu’elle tendit à Henderson. Il se mit à rire.
« Le premier appel est gratuit, et je vous garantis que vous pourrez venir téléphoner de chez moi aussi souvent que vous le souhaiterez.
— Je le savais, dit-elle en composant un numéro, je savais que ce serait bien mieux qu’au Laurel. Allô, Kathy ? Sissy à l’appareil. Je viens d’emménager, et le téléphone n’est même pas encore branché... Oh, c’est un type qui habite à côté, qui a la gentillesse de me prêter le sien... D’accord, à demain pour le déjeuner. Salut, Kathy. »
Loomis parcourut une nouvelle fois la pièce du regard. « Qui vous a fait la décoration ?
— Moi-même. J’ai fait une option d’art à Harvard, et je connais quelques jolies boutiques à Georgetown. On y trouve d’excellentes affaires, quand on sait où chercher.
— Oh, j’adorerais décorer mon appartement comme le vôtre ! Je peux visiter ?
— Bien sûr ! On commence par la chambre ? » Henderson ponctua sa proposition d’un rire, pour montrer qu’il n’avait pas d’intentions malhonnêtes – bien qu’il en eût, mais il était patient dans ce genre d’affaires. La visite, qui dura plusieurs minutes, confirma à Loomis que l’appartement était bel et bien vide. Une minute plus tard, on frappa à la porte. Henderson grommela avec bonne humeur en allant ouvrir.
« Peter Henderson ? » L’homme qui posait cette question arborait un costume strict. Henderson était en blue-jeans et chemise sport.
« Oui ? » Henderson recula, devinant ce qui lui arrivait.
Pourtant, la suite le surprit.
« Vous êtes en état d’arrestation, monsieur Henderson, déclara Sissy Loomis en exhibant sa carte. Vous êtes accusé d’espionnage. Vous avez le droit de garder le silence et de vous entretenir avec un avocat. Si vous renoncez au droit de garder le silence, tout ce que vous direz sera enregistré et pourra être retenu contre vous. Si vous n’avez pas d’avocat, ni les moyens d’en engager un, nous ferons le nécessaire pour vous en procurer un d’office. Comprenez-vous ces droits, monsieur Henderson ? » C’était la première affaire d’espionnage de Sissy Loomis. Pendant cinq ans, elle s’était spécialisée dans les affaires de cambriolage de banque, et il lui était souvent arrivé de tenir le rôle de Caissière avec un revolver Magnum 357 dans son tiroir. « Souhaitez-vous renoncer à ces droits ?
— Non. » La voix de Henderson avait pris une intonation rauque.
« Oh, vous y viendrez, dit l’inspecteur. Vous y viendrez. » Il se tourna vers les trois agents qui l’accompagnaient. « Messieurs, je veux une fouille complète des lieux. Proprement, messieurs, et en silence. Nous ne voulons réveiller personne. Quant à vous, monsieur Henderson, vous allez nous accompagner. Vous pouvez changer d’avis avant. Nous pouvons procéder de la manière douce, ou de la manière dure. Si vous promettez de coopérer, pas de menottes. Mais si vous essayez de fuir – n’en faites rien, croyez-moi. »
L’inspecteur travaillait depuis vingt ans pour le FBI, et n’avait même jamais sorti son revolver de service dans un moment de colère, tandis que Loomis avait déjà tiré et abattu deux hommes. Il était un ancien de la maison, qui ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’en aurait pensé monsieur Hoover, sans parler du nouveau directeur juif.
A bord d’Octobre rouge
Ramius et Kamarov discutèrent plusieurs minutes au-dessus de la carte, traçant des parcours possibles avant de tomber d’accord sur une route. L’équipage s’en désintéressait. On ne les avait jamais encouragés à s’intéresser aux cartes. Le capitaine alla décrocher le téléphone.
« Camarade Melekhine, appela-t-il, puis il attendit quelques secondes. Camarade, ici le commandant. Y a-t-il encore des problèmes de réacteur ?
— Non, commandant.
— Parfait. Continuez encore deux jours. » Ramius raccrocha. Il restait trente minutes avant le changement de quart.
Melekhine et Kirill Surzpoï, l’ingénieur adjoint, avaient la responsabilité du compartiment machines. Melekhine s’occupait des turbines, et Surzpoï du réacteur. Chacun était aidé d’un michman et de trois matelots. Les ingénieurs avaient eu un voyage très contraignant. Chaque instrument et chaque indicateur des compartiments machines avait été vérifié, plusieurs ayant même été entièrement démontés et remontés par les deux officiers, avec l’aide de Valentin Bugayev, l’officier électronique et génie du bord qui assumait également la responsabilité des cours de prise de conscience politique réservés à l’équipage. Les hommes des compartiments machines étaient les plus secoués. Tout le monde avait eu vent de la contamination supposée – les secrets ne tiennent jamais bien longtemps, à bord d’un sous-marin. Pour alléger un peu leur tâche, de simples matelots prenaient le quart au compartiment machines. Le commandant estimait que c’était là une bonne chose, dans le cadre de la formation sur le tas qu’il prônait toujours. L’équipage considérait que c’était une bonne chose pour être empoisonné. La discipline restait en vigueur, bien sûr. Cela s’expliquait en partie par la confiance qu’inspirait le commandant à ses hommes, en partie par leur formation, mais surtout par leur conscience de ce qui se passerait s’ils n’exécutaient pas les ordres immédiatement, et avec enthousiasme.
« Camarade Melekhine, appela Surzpoï, je remarque des fluctuations de pression sur la grande boucle, indicateur numéro six.
— J’arrive. » Melekhine accourut et écarta le michman en parvenant au panneau central de contrôle. « Encore des instruments défectueux ! Les autres paraissent normaux. Rien de grave », déclara l’ingénieur d’une voix neutre, faisant en sorte d’être entendu de tous. Tout le quart du compartiment vit le chef ingénieur chuchoter quelque chose à son assistant. Le plus jeune des deux hocha lentement la tête, tandis que leurs quatre mains manipulaient les commandes.
Une forte sonnerie biphasée et une lampe rotative rouge se déclenchèrent.
« Coupez la pile, ordonna Melekhine.
— Coupé. » Surzpoï écrasa du doigt la touche d’extinction totale.
« Tous les hommes, à l’avant ! » ordonna Melekhine. Nul n’hésita. « Non, vous, branchez les moteurs de la chenille sur la batterie, vite ! »
Le maître principal revint en courant brancher les contacts requis, tout en maudissant le changement d’ordre. Cela prit quarante secondes.
« C’est fait, camarade !
— Dehors ! »
Le maître principal fut le dernier à sortir. Il s’assura que les panneaux étaient bien fermés avant de s’élancer vers le central.
« Quel est le problème ? s’enquit Ramius d’une voix calme.
— Alerte de radiation dans le compartiment du réacteur.
— Très bien, retournez à l’avant et douchez-vous, ainsi que toute votre équipe de quart. Ressaisissez-vous. » Ramius tapota le bras du michman. « Nous avons déjà eu ce problème. Vous êtes un homme d’expérience. L’équipage voit en vous un chef. »
Ramius décrocha le téléphone. Un moment s’écoula avant que son correspondant réponde. « Que s’est-il passé, camarade ? » Le personnel du central regardait le commandant écouter la réponse. Ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer son calme. Les alertes de radiation avaient retenti dans tout le bâtiment. « Très bien. Il ne nous reste pas beaucoup d’heures d’utilisation de la batterie, camarade. Il faut que nous remontions à l’immersion périscopique. Restez sur place pour mettre en route le diesel. Oui. » Il raccrocha.
« Camarades, écoutez-moi. » Ramius maîtrisait parfaitement sa voix. « Il y a un petit problème dans les systèmes de contrôle du réacteur. L’alarme que vous venez d’entendre ne signalait pas une fuite radioactive, mais un problème de systèmes de contrôle du réacteur. Les camarades Melekhine et Surzpoï ont réussi une manœuvre de coupure d’urgence du réacteur, mais nous ne pouvons pas faire fonctionner normalement le réacteur sans les contrôles principaux. Nous allons donc poursuivre le voyage au diesel. Afin de nous protéger des éventuelles contaminations radioactives, les compartiments du réacteur ont été isolés et les autres, en particulier ceux des machines, vont être ventilés à l’air libre dès que nous serons remontés en surface. Kamarov, vous irez à l’arrière pour manœuvrer les vannes des manches à air. Je prends le quart.
— Bien, commandant ! » Kamarov se dirigea vers l’arrière.
Ramius décrocha le micro pour informer l’équipage. Tout le monde attendait des nouvelles. A l’avant, des hommes d’équipage murmuraient entre eux que le mot petit servait un peu trop, que les sous-marins, ça ne marchait pas au diesel, bon Dieu, et ça ne se ventilait pas en surface.
Quand il eut terminé sa troisième annonce, Ramius ordonna de se rapprocher de la surface.
A bord du Dallas
« Ça m’épate, commandant. » Jones hocha la tête. « Les bruits de réacteur ont cessé, les pompes sont arrêtées, mais il continue à la même vitesse, exactement comme avant. Sur une batterie, j’imagine.
— Ce doit être une sacrée batterie, pour faire avancer si vite un aussi gros morceau, observa Mancuso.
— J’ai fait quelques calculs là-dessus, tout à l’heure. » Jones prit son bloc de papier. « Sur la base de la coque Typhon, avec un bon coefficient, et c’est donc sans doute un minimum.
— Où avez-vous appris à faire cela, Jonesy ?
— Le lieutenant Thompson a vérifié les trucs d’hydrodynamique pour moi. Quant à l’aspect électrique, c’est simple comme bonjour. Il a vraisemblablement quelque chose d’exotique – des cuves de carburant, par exemple. Sinon, s’il marche sur batterie ordinaire, il a assez de puissance électrique pour faire démarrer toutes les voitures de Los Angeles. »
Mancuso hocha la tête. « Cela ne peut pas durer indéfiniment. »
Jones leva la main. « Bruits de coque... On dirait qu’il remonte. »
A bord d’Octobre rouge
« Hissez le schnorchel », ordonna Ramius. En regardant par le périscope, il vérifia que le tube était monté. « Bien, aucun autre navire en vue. C’est une bonne nouvelle. Je crois que nous avons semé nos poursuivants impérialistes. Sortez l’antenne ESM. Assurons-nous qu’aucun avion ennemi ne rôde avec des radars.
— Dégagé, commandant. » Bugayev s’occupait de l’écoute radar. « Rien du tout, pas même un avion de ligne.
— Nous avons donc semé la meute de rats. » Ramius décrocha à nouveau le téléphone. « Melekhine, vous pouvez ouvrir le collecteur d’échappement et évacuer l’air des compartiments machines, puis démarrez le diesel. » Une minute plus tard, tout le monde à bord sentit la vibration de l’énorme moteur Diesel qui se mettait en marche. Tout l’air des espaces du réacteur fut remplacé par de l’air aspiré par le schnorchel, tandis que l’air « contaminé » était rejeté à la mer.
Le moteur continua à vibrer pendant deux minutes et, dans tout le sous-marin, les hommes guettaient le changement de régime signifiant que le groupe électrogène tournait bien, et pouvait produire l’énergie nécessaire à la charge de la batterie. Mais il restait en position de démarrage et, au bout de trente secondes, il cala. Le téléphone du central sonna. Ramius décrocha.
« Que se passe-t-il avec le diesel ? demanda sèchement le commandant. Je vois. Je vous renvoie des hommes... oh ! Restez à proximité. » Ramius jeta un coup d’œil à la ronde, la bouche crispée en une mince ligne décolorée. Le jeune ingénieur, Svyadov, se tenait à l’arrière du compartiment. « Il me faut un homme qui connaisse les moteurs Diesel, pour aider le camarade Melekhine.
— J’ai grandi dans une ferme, déclara Bugayev. J’ai commencé tout petit à tripoter les moteurs de tracteurs.
— Il y a un nouveau problème...»
Bugayev hocha la tête avec assurance. « C’est ce que j’ai compris, commandant, mais nous avons besoin du diesel, non ?
— Je n’oublierai pas cela, camarade, promit doucement le commandant.
— Eh bien, vous pourrez m’offrir une tournée de rhum à Cuba, camarade. » Bugayev sourit bravement. « J’aimerais bien rencontrer une camarade cubaine – de préférence avec les cheveux longs.
— Je peux vous accompagner, camarade ? » proposa Svyadov anxieusement. Il avait été bousculé par des matelots en fuite au moment où il s’approchait du panneau du compartiment du réacteur pour prendre le quart.
« Etudions d’abord la nature du problème, suggéra Bugayev en regardant le commandant pour obtenir son assentiment.
— Oui, nous avons tout notre temps, Bugayev. Venez me rendre compte personnellement dans dix minutes.
— Oui, commandant.
— Svyadov, prenez le poste du lieutenant. » Ramius désigna le tableau ESM. « Profitez-en pour vous instruire. »
Le lieutenant obéit à l’ordre. Le commandant paraissait très préoccupé. Svyadov ne l’avait jamais vu dans cet état.